Pleins pouvoirs

 H enri Emmannuelli a-t-il raison ? Voter en faveur de la Constitution européenne, est-ce assimilable au vote des pleins pouvoirs à Pétain par la SFIO en 1940 ? Et bien, je crois que oui. Et en outre, je crois que la SFIO eut raison de voter ces pleins pouvoirs: sans ça, on aurait probablement subi une occupation bien plus sévère. Les Français, qui aiment bien se donner du fouet, ne cessent de se lamenter sur les horreurs de la Collaboration, en oubliant ceci: de tous les pays occupés ce fut celui où il y eut le moins de déportation de Juifs, en valeur absolue et relative (en nombre de personnes et en nombre rapporté au total de la population juive de France), celui où les armées d'occupation tuèrent le moins de civils et surtout celui où le gouvernement collaborationniste fut le moins dur envers sa propre population (ne pas l'oublier qu'en Roumanie, Hongrie, Croatie, Serbie, les principaux massacres furent le fait des armées locales, et que les Pays-Bas, la Belgique, furent bien plus «efficaces» pour ce qui est de livrer des Juifs aux nazis).

Quand on évalue le passé, on a souvent tendance à adopter le point de vue de la partie qui finit par avoir le dernier mot, en ce cas, la résistance et les FFL; je ne veux en aucun cas me faire l'apologue du régime de Vichy, mais je pense qu'il est toujours souhaitable de ne pas regarder le passé avec des œillères et élargir la vue, par exemple, à l'ensemble de ce qui se passa dans les pays sous domination allemande pour se dire qu'au bout du compte, dans un contexte où de toute manière il ne pouvait y avoir de bon choix, les pleins pouvoirs à Pétain furent probablement le moins pire des choix et en tout cas ce fut un choix, non pas une solution imposée par l'occupant[1].


Imaginez ceci: les États-Unis décident de mener une guerre contre la France; à l'évidence, les combats ne durent pas longtemps, la France est vaincue, les armées étatsuniennes investissent le terrain, occupent les casernes, désarment les militaires, et tout ce qui s'ensuit dans un cas semblable; vous préféreriez quoi: que le vainqueur désigne un proconsul, prenne en main la police et organise une milice à sa solde, ou que l'Assemblée nationale vote les pleins pouvoirs à Alain Madelin ? Moi je sais ce que je préférerais. Quand on est vaincu, on est vaincu, et si le vainqueur a le bon goût de vous laisser un tout petit espace de choix, il faut s'en servir. Les députés de la SFIO n'étaient pas des naïfs et surtout, n'étaient probablement pas des ignobles salauds, il faut tout de même tenir compte que ce sont les mêmes qui soutinrent le Front populaire et tout ce qui allait avec, semaine de 40h, congés payés, retraite des vieux, etc. N'étant pas naïfs ils savaient bien qu'avec Pétain, ce vieux réactionnaire, ça ne serait pas un chemin semé de roses, pourtant ces tenant du Front popu lui ont voté les pleins pouvoirs. Et bien, je pense qu'ils ont du peser leur décision et considérer que, donc, ce serait la moins pire solution après la défaite cinglante que la France venait de subir.

Prenez une situation actuelle bien visible, celle de l'Irak: il est évident que les Irakiens n'ont pas voté pour élire un pouvoir démocratique, ils ne sont pas plus bêtes que vous et moi, c'est probablement même, dans la région, le peuple qui a le niveau culturel le plus haut après Israël et le Liban; en outre, nos Irakiens ne peuvent pas croire, pas plus que vous et moi ne le croirions, qu'une armée d'occupation peut permettre que se tiennent des élections réellement libres. Et pourtant, ils ont voté en masse, sauf dans les zones de très haut risque — et même dans ces zones : les commentateurs se sont appesantis, sur le fait que «seulement 42% des sunnites ont voté», cela sur le mode de la déploration; moi je dis: près d'un sunnite sur deux a eux le courage de voter en sachant combien la chose était risquée.

Pour en revenir à Pétain, la SFIO et les pleins pouvoirs, et pour me répéter, il ne faut pas juger d'une situation relativement à ce qu'on sait de ses conséquences, il faut l'évaluer relativement à son contexte, aux motivations de chaque votant, et en outre voir ce que chacun fit par après.

Le contexte est clair: la France vaincue, un armistice a été signé par le président du Conseil en exercice, Philippe Pétain, dix jours plus tôt, créant une situation nouvelle: l'occupation. En ce cas comme il en alla en sens inverse en 1918, le pays occupé devait bon gré mal gré s'adapter à la situation nouvelle; ce vote des pleins pouvoirs au chef du gouvernement pour lui laisser l'opportunité de «promulguer par un ou plusieurs actes la nouvelle Constitution de l’État français» est donc dans la logique des choses et ne diffère guère de ce qui se passa entre le 1° et le 3 juin 1958, suite à la crise ouverte par le putsh du 13 mai, où de Gaulle est désigné président du Conseil par l'Assemblée nationale avec la liberté de gouverner par ordonnances puis, dans la foulée, autorisé par une loin constitutionnelle à proposer une nouvelle Constitution dans un délai de 6 mois. Encore une fois, il ne s'agit pas ici de me faire le défenseur du régime de Vichy, mais d'analyser une situation selon son contexte, non selon ses suites: à situation de crise réponse exceptionnelle. On a ces deux cas mais aussi celui consécutif à la guerre de 1870, avec l'établissement d'un «gouvernement de défense nationale» après la capture de Napoléon III le 2 septembre puis l'organisation d'élections pour désigner une Assemblée constituante en février 1871.

On pouvait certes envisager d'autres solutions plus «honorables» mais ce que dit plus haut, je le crois en partie: sauf pour ceux où un régime de type fasciste existait avant même leur intégration à l'Axe ou leur annexion (Hongrie et Roumanie principalement) dans tous les pays envahis et directement contrôlés par l'Allemagne à travers un gouvernement fantoche, les choses furent bien pires que pour la France, du moins jusqu'à l'hiver 1942. Après la défaite et surtout la débandade des institutions, en premier de l'armée et du gouvernement, les choix étaient limités. Les pleins pouvoirs n'étaient certes pas une bonne solution mais, au regard des situations passées, ça pouvait apparaître comme la moins défavorable, en ce mois de juillet 1940

Pour les motivations,


[1] Sur un site j'ai trouvé ces propos prêtés à un responsable politique radical de l'époque : «"Refiler le bordel au vieux" et qu'il "se démerde avec les boches" selon les propres termes d'Edouard Hériot». Elle est probablement apocryphe puisque, justement, s'il ne vota pas contre Herriot fut du moins un des 20 qui s'abstinrent, et eut ce geste plus qu'honorable, en 1942, de renvoyer sa Légion d'honneur après que Pétain décerna cette médaille à des membres de la LVF.